La Commission européenne vient (enfin) de publier le 19/01/2015 la décision datée du 29/10/2014 par laquelle elle ne s’oppose pas à un nouvel allongement des concessions autoroutières demandées par le gouvernement français.
Cette décision a été signée par le commissaire européen à la concurrence la veille de son départ en fin de mandat et la commission l’a conservée sous le coude durant deux mois et demi au prétexte du secret des affaires. Ce secret des affaires a consisté uniquement à masquer les taux de rentabilité internes dont les concessionnaires ont prétendu qu’ils étaient très faibles et que les taux de plus de 20% qu’indiquait l’autorité de la concurrence (mais que les concessionnaires ne contestent pas) étaient sans signification.[i]
Sortir à tout prix les autoroutes du champ de la concurrence :
Au travers de cet avis et après près de six mois « d’étude », la commission européenne oscille entre l’application de la réglementation de 2004 et la nouvelle réglementation du 26.2.2014[ii] qui ne s’impose pas encore et dont elle va même jusqu’à exiger du gouvernement français qu’il transpose partiellement et dans l’urgence une partie (point 87 P. 14 de la décision). C’est l’objet du décret du 6 novembre 2014[iii] contre lequel un recours vient d’être engagé (voir notre dossier).
Qui plus est, comme les règles européennes interdisent des aménagements de concessions portant sur plus de 50% des contrats d’origine[iv] (pourcentage pourtant considérable), le gouvernement français s’accorde avec la Commission pour fixer la date d’origine des concessions à 1997. Il renonce ainsi, par on ne sait pas quel tour de passe-passe, à la vraie date d’origine des concessions, dont tous les usagers savent qu’elles ont commencé dans les années 60[v], ce que la Commission Européenne savait elle aussi fort bien lorsqu’elle a approuvé en 2009 « le paquet vert » allongeant déjà d’un an les concessions.
Ce changement de date va permettre d’étendre les concessions et de prolonger leur durée de façon très importante. Comme en 1997 les contrats de concession historiques portaient déjà sur environ 8000 km, la faculté est ainsi reconnue de pouvoir confier des travaux supplémentaires dans une limite de l’ordre de 4000 km…et ceci sans aucune mise en concurrence ! C’est bien la porte ouverte à la concession perpétuelle, l’enfer des usagers. Nous sommes même en droit de nous interroger si nous ne sommes pas en train d’assister à la résurrection des fermiers généraux de l’Ancien régime car, comme l’ont souligné l’Autorité de la concurrence et la Cour des comptes, il ne s’agit plus de concession puisqu’il n’y a plus de risque. Le risque trafic, contrairement à ce que mettent en avant les concessionnaires, a été plus que modeste et n’est rien de plus que le risque économique supporté par toutes les entreprises – et même par l’Etat – en temps de crise.
Des compensations systématiques :
Mais ce n’est pas fini ! Dans son principe général, l’Europe précise que l’aide d’Etat accordée aux concessionnaires en prolongeant les concessions (que l’on peut aisément qualifier de droit de ponctionner le péage sur les usagers pour verser d’importants dividendes aux actionnaires et non pas pour autofinancer les infrastructures) ne doit pas surcompenser les charges nouvelles. Mais la Commission Européenne ne cherche pas à savoir si ces charges nouvelles n’ont pas déjà été compensées dans le cadre des contrats de plan qui ont permis les super-augmentations de péage observées depuis 2006, ni si ces charges n’étaient pas en réalité des investissements déjà prévus dans les concessions, comme le pense l’Autorité de la Concurrence dans le cas du télépéage.
Contrairement à l’idée fausse qui est entretenue, non seulement par les concessionnaires mais aussi par l’administration, les contrats de concessions ne prévoient aucunement une compensation mécanique et systématique des investissements, de l’évolution des réglementations techniques ou encore de l’évolution de la fiscalité. Les contrats envisagent tout au plus « l’examen d’une éventuelle compensation en cas de modifications substantielles susceptibles de compromettre gravement l’équilibre de la concession »[vi]. Et sur ce point personne n’a jamais osé prétendre que l’équilibre des concessions était compromis !!
Faudra-t-il que les usagers en viennent à s’intéresser de près aux contrats pour qu’ils ne soient pas appliqués à leur détriment ? Ou doivent-ils s’en tenir au seul espoir, lorsque compensation il y a, du rendez vous fixé après 2030… pour constater une éventuelle surcompensation (ce constat étant renvoyé par la décision de la Commission à la fin de contrats, elle même sans cesse repoussée…) ?
Une compensation, mais pour quelles obligations de service public ?
Last but not least, que dire de ces obligations de service public qui seraient imposées de manière accrue aux concessionnaires, et qui justifient l’accord donné par la Commission Européenne ?
Personne ne doute que les autoroutes soient un service public (et même un service public à la française……) développé de 1955 à 2005 de manière efficace et souple par 8 sociétés publiques et une société privée née en 1970, les 3 autre sociétés privées créées à la même époque ayant été reprises par le secteur public dans des conditions plus qu’avantageuses (privatisation des profits et socialisation des pertes).
Mais quelles sont les charges nouvelles de service public ? La Commission ne le dit pas et même classe, dans son registre des aides d’Etat sa décision dans le secteur H.49.3 – Autres transports terrestres de passagers -[vii], de la nomenclature statistique des activités économiques / NACE. Ceci signifie que la Commission d’une part néglige le fret routier, d’autre part commet un contresens majeur en parlant de compensation de service public alors qu’une «obligation de service public» concerne les transports de voyageurs, par exemple une fréquence accrue du service ou une extension du réseau à des zones générant un trafic faible. [viii]
L’autoroute n’est pas à considérer comme « un service de transport ». C’est une infrastructure de transport et les véhicules sont propriété des usagers. Mais sans doute est-ce la même confusion qu’entretient la loi Macron en confiant à une autorité chargée d’attribuer des sillons (disponibilité des rails) aux entreprises offrant des services ferroviaires, la régulation d’un secteur autoroutier.
Conclusion :
Avant 1997, prévalait un monde de l’adossement qui permettait d’utiliser les ressources des péages existants pour poursuivre l’aménagement du réseau routier. Ce monde ignorait la concurrence, mais il était orchestré par l’Etat, et l’usager y trouvait son compte dans un développement rapide du réseau autoroutier. Et si ce compte n’était pas tout à fait juste et un peu à son détriment, alors c’est le contribuable qui en tirait parti.
En 1997, le Ministre de l’Equipement, M. Pons s’était engagé à ne plus accorder de concession sans mise en concurrence et le Commissaire Monti en avait pris acte par lettre du 21/04/1997[ix]. Plusieurs concessions ont été accordées entre 2000 et 2012 sur ce principe, au bénéfice des usagers. Même si les usagers auraient pu tirer un avantage plus grand de cet accord Pons-Monti, puisqu’il n’interdisait pas l’adossement mais seulement l’absence de mise en concurrence.
La décision d’octobre 2014 de la Commission Européenne ouvre un monde de l’adossement sans concurrence, mais il sera cette fois orchestré dans l’entre-soi des seuls concessionnaires en place, sans que l’usager ait la moindre chance d’y trouver son compte.
Quel est le monde attendu par les usagers, et pour lequel ils étaient en droit d’attendre le soutien de l’Union Européenne ? C’est un monde de l’adossement, permettant d’utiliser une partie des ressources considérables du péage sur le réseau historique, mais dans le cadre d’une concurrence qui permet de s’assurer que c’est avant tout les usagers qui en tireront le bénéfice.
Au moment où le Président de l’Assemblée Nationale appelle de ses vœux un « rééquilibrage du tryptique Etat – Usagers – Sociétés privées si bancal aujourd’hui »[x], cette décision de l’Europe nous parait incompréhensible. Au point de se demander si ce culte du secret qui entoure depuis l’origine et jusqu’à aujourd’hui le plan de relance autoroutier (négociations et accords secrets intervenus entre l’Etat et les concessionnaires) n’a pas tenu la Commission européenne, à l’instar des usagers et des parlementaires français, à l’écart de quelques enjeux fondamentaux du dossier. Les usagers sauront, le moment venu, les lui rappeler.